Mr Tout-va-bien et Mr Au-bord-du-gouffre

Publié le par remi

Excellent article du monde qu'il faut avoir lu:

Voilà maintenant trois ans que le monde des économistes est radicalement partagé en deux camps, ceux qui pensent que les déséquilibres croissants de la planète vont nous conduire à un énorme krach et ceux qui considèrent, au contraire, que la croissance mondiale se consolide.

Le centre de la dispute est aux Etats-Unis, première puissance mondiale, qui croît à une vitesse enviée de 3 ou 4 % l'an mais qui aspire, pour ce faire, une part toujours plus importante des capitaux du monde entier. Cette année, près de 70 % de l'épargne mondiale s'investira en dollars américains.

Cet argent qui coule à flots outre-Atlantique a des bienfaits évidents : le consommateur américain se sent riche, il achète à tour de bras des objets, de plus en plus souvent importés. Il s'endette pour son sweet home : les prix des maisons ont gonflé comme jamais dans l'histoire. Les Etats-Unis ont créé 2,2 millions d'emplois l'an passé. Le chômage est au plus bas à 4,9 %. Les entreprises investissent et améliorent leur productivité. Leurs profits représentent 7,9 % du PIB, un taux que l'on n'avait plus atteint depuis... 1951.

VENTS PORTANTS

La croissance vogue toujours à vents portants et elle n'est pas vraiment ralentie par la hausse du pétrole : les 3,6 % attendus devraient être au rendez-vous pour l'ensemble de 2005.

Certes, mais cette machine lancée à plein régime consomme l'argent des autres. Les ménages américains ont réduit leur épargne à 0,9 % de leur revenu. Les importations creusent le déficit commercial qui ne date pas d'hier mais qui atteindra plus de 650 milliards cette année, soit 6,5 % du PIB. Par ailleurs, le gouvernement fédéral vit lui aussi largement au-dessus de ses moyens : les 412 milliards de dollars de déficit l'an passé vont être dépassés si on prend en compte l'impact de l'ouragan Katrina (le coût de la reconstruction est estimé à 200 milliards). Combien de temps cette croissance en déséquilibre peut-elle tenir ?

Pour les Cassandre, le scénario est écrit d'avance. Puisqu'aucun mouvement de correction n'est apparu ces dernières années et qu'aucun ne pointe le nez, les risques d'un atterrissage brutal ne cessent de se renforcer. Il arrivera un jour, bientôt, où les marchés financiers vont refuser de vivre au bord du gouffre de la dette himalayenne américaine. Ils vont se défier du dollar, ce qui précipitera l'économie américaine dans une spirale : la baisse du dollar fera grimper l'inflation, les taux d'intérêt seront précipités vers le haut ce qui aura pour effet de faire exploser la "bulle immobilière" et d'étouffer la croissance. Krach et récession se répercuteront dans l'ensemble du monde.

Heureusement, ce scénario noir ne s'est toujours pas réalisé. On ausculte tous les hoquets de la monnaie américaine, on scrute l'indice des prix, on surveille la "bulle" des actifs immobiliers, on tremble après Katrina, on redoute de deviner un petit mot d'inquiétude dans la bouche du dieu Alan Greenspan, président de la Banque centrale (Fed), mais non, rien, tout rentre toujours dans le calme. Flambée du pétrole ou ouragan, l'édifice tient et la "croissance déséquilibrée américaine" poursuit sa route. On attend encore un bond du PIB de 3,3 % en 2006.

Les Cassandre finiront-elles par avoir raison ou se trompent-elles et pourquoi ? Il y a des explications à l'amortissement passé des chocs. Si la flambée du pétrole ne casse pas la croissance comme elle l'avait fait dans les années 1970, c'est que les économies occidentales sont deux fois moins dépendantes de l'or noir grâce aux économies faites depuis et aux énergies de substitution.

ÈRE NOUVELLE

Si l'effet Katrina reste limité (0,5 % de baisse de croissance d'ici à la fin de l'année), c'est à cause des dépenses de reconstruction qui vont avoir un contre-effet de relance. Si le dollar reste étal, c'est par l'anticipation des marchés d'une modification de la politique budgétaire de George Bush (un abandon des promesses de baisse d'impôts pour limiter le déficit). Si la bulle immobilière n'a pas explosé, c'est qu'un début de correction s'opère dans la douceur.

Mais les économistes avancent maintenant une explication beaucoup plus profonde. Nous serions entrés dans une ère nouvelle dotée de trois caractéristiques majeures : la mondialisation, la "fin de l'inflation" et un excès mondial d'épargne. Les trois sont liées entre elles : c'est la mondialisation qui poussant la concurrence entre les entreprises et leur interdisant de hausser les prix et les salaires, permet le recul de l'inflation, partout, vers les 2 %.

La disparition du dragon des années 1970 fait renaître les rentiers à l'échelle globale. En tout cas, on constate que, dans beaucoup de pays les revenus sont supérieurs à la consommation. D'où un excès d'épargne, que Lord Keynes déplorait à l'échelle d'un pays dans les années 1930, se retrouverait aujourd'hui au niveau mondial, selon Ben Bernanke, économiste de la FED devenu conseiller économique de Bush.

Les motifs en sont nombreux. Les pays pétroliers gagnent beaucoup plus d'argent qu'ils n'en ont besoin pour investir et ils "recyclent " le trop reçu. Les multinationales gagnent elles aussi beaucoup plus qu'elles n'en dépensent et elles rachètent leurs propres actions ou accumulent des tas d'or. La Chine reçoit de ses exportations plus qu'elle investit. Au Japon et en Allemagne, le vieillissement des populations incite à grossir l'épargne. Tous ces mouvements, d'ordres divers, s'ajoutent.

CORRECTION

Cet excès d'épargne est énorme : 11 000 milliards de dollars, soit la taille de l'économie américaine, selon le FMI. Il est pain bénit pour les gouvernements, qui sont nombreux à vivre largement au-dessus de leur moyens à peu de frais. Cet excès est aussi à l'origine des "bulles", celle de la Bourse en 2000, celle de l'immobilier aujourd'hui. Il permet même dorénavant aux pays en développement de bénéficier de taux d'intérêt en baisse. Il n'y a donc pas que les Etats-Unis qui en profitent, il en reste pour les autres. Pas de perdant : d'où la pérennité du système malgré ses déséquilibres.

Une correction de tendance est indubitablement nécessaire. Mais on comprend un peu mieux pourquoi, depuis trois ans, M. Tout-va-bien bat M. Au-bord-du-gouffre.

Eric Le Boucher

Publié dans Notes de lectures

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